PROLÉTARIAT ET PROLÉTARISATION

PROLÉTARIAT ET PROLÉTARISATION
PROLÉTARIAT ET PROLÉTARISATION

«Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste! Les prolétaires n’y ont à perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner» (Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste , 1848). Avec le Manifeste , le prolétariat fait son entrée dans l’histoire comme classe porteuse de l’avenir. Jusqu’à la Ire Internationale, les penseurs et écrivains révolutionnaires s’adressent au «peuple». La terminologie nouvelle marque le passage de l’idéologie révolutionnaire égalitaire, mais formulée en termes sociologiques (les classes riches et les classes pauvres), à l’idéologie marxiste, qui s’appuie sur l’analyse économique du capitalisme en plein développement.

Le concept de prolétariat est différent de celui de classe ouvrière. La classe ouvrière est une notion sociologique et, comme telle, complexe et multiforme: il n’y a jamais eu de classe ouvrière homogène du point de vue de la qualification, du niveau de revenu, de la situation dans la production, etc. Les marxistes appuient par contre leur définition du prolétariat sur trois aspects essentiels dérivés de l’analyse économique qu’ils font du mode capitaliste de production: le prolétariat est le produit de l’organisation industrielle du travail et il n’existe que dans et par la grande industrie; le prolétariat est le producteur de la plus-value qui permet la reproduction élargie du capital (le prolétariat est donc la source de tout le progrès économique et technologique); l’insécurité du travail est un élément constitutif de la situation prolétarienne. Cette insécurité n’est pas liée aux aléas de la conjoncture, mais au mode de production capitaliste lui-même qui a besoin de l’existence d’une armée de réserve industrielle pour corriger les mécanismes du marché.

Du point de vue du concept marxiste, le prolétariat ne se réduit pas à la seule couche des ouvriers manuels; par contre, il n’englobe pas nécessairement toute la population laborieuse. Il est déterminé par sa place dans les rapports de production: producteur de la plus-value, il est exclu de la propriété et de la gestion desdits moyens de production. C’est cette situation exceptionnelle qui donne au prolétariat sa spécificité historique en tant que classe; les autres classes qui ont lutté pour la conquête du pouvoir dans l’histoire passée ne luttaient que pour assurer leur domination sur les autres couches de la société. Le prolétariat, parce qu’il est la classe sur laquelle repose toute l’infrastructure de la société moderne, ne peut se libérer qu’en libérant du même coup toute l’humanité. La société socialiste ou communiste qu’il réalise assure le développement harmonieux des forces productives telles que le mode capitaliste de production les a engendrées, mais auxquelles le capitalisme impose des contraintes insupportables, génératrices de crise et de gaspillage de ses forces. Néanmoins, le prolétariat, en tant que classe formée par le mode capitaliste de production, est marqué par son producteur: il est réifié. Il ne peut aboutir à la conscience historique de son rôle, forger sa propre conscience de classe, qu’au travers du mouvement ouvrier.

Le concept de prolétariat tel qu’il a été défini par les créateurs du marxisme a été repris par le mouvement ouvrier. Est-il encore opératoire dans la période actuelle? La société capitaliste, sous la pression du mouvement ouvrier lui-même, a changé; les classes sociales ont connu d’importantes mutations et la condition ouvrière elle-même apparaît aujourd’hui moins tragique qu’elle ne l’était en 1848. Pourtant, les caractéristiques essentielles qui déterminent l’existence du prolétariat demeurent: le développement du mode capitaliste de production a prolétarisé des couches sociales de plus en plus importantes et a élargi cette prolétarisation à l’ensemble du globe. Dans ce développement, en profondeur et en surface, la société capitaliste a pu éviter que ne se réalise cette rencontre du prolétariat et de la révolution que les marxistes attendaient en 1848. Mais l’expansion du prolétariat engage aujourd’hui le globe tout entier dans une lutte limitée au début du XIXe siècle à quelques régions de l’Europe.

1. Le concept marxiste de prolétariat

«Sujet universel» de l’histoire

Dans l’ancienne Rome, le prolétaire (de prolès , lignée) est le citoyen de la sixième et dernière classe de la société. Il est comme tel exempt d’impôts et n’est considéré comme utile que par les enfants qu’il engendrait – qui, tombant en esclavage ou enrôlés dans l’armée, devenaient directement producteurs ou serviteurs de la société. Lorsque le mot est réutilisé dans la littérature politique des débuts du XIXe siècle, c’est avec une consonance nettement misérabiliste. Le prolétariat est, en quelque sort, la couche inférieure du peuple, «celle qui ne possède rien et n’a pour vivre que son travail». «Mon Dieu, ayez pitié du pauvre prolétaire», se lamente Lammenais. Pour les écrivains sociaux de l’époque, la condition ouvrière est une malédiction qu’il faut abolir en poursuivant l’œuvre d’émancipation de la Révolution de 1789. Classe résiduelle, produit de l’aveuglement et de l’obscurantisme des classes dirigeantes, le prolétariat peut et doit disparaître dans une évolution heureuse qui donnera à tous cette part de propriété individuelle sans laquelle il n’est pas de citoyenneté. Les socialistes prémarxistes – dont la tradition se prolongera dans le mouvement ouvrier occidental jusqu’à la Première Guerre mondiale – utilisent plus volontiers, pour définir la classe ouvrière (P. J. Proudhon parlera même de «classes ouvrières»), le terme de «producteurs», mettant volontairement l’accent sur l’aspect positif de cette classe, créatrice de la richesse sociale, que celui de «prolétariat», synonyme de misère et de frustration. Le changement de terminologie dans la seconde moitié du XIXe siècle n’est pas fortuit. Solidement retranchée dans sa qualification professionnelle, la classe ouvrière des débuts du XIXe siècle, celle qui va produire les premiers théoriciens ouvriers, le Français Proudhon ou l’Allemand Wilhelm Weitling, demeure très proche de l’ancien artisanat. Ayant perdu ou étant en train de perdre la propriété de ses instruments de production, elle conserve celle de son «métier». Classe minoritaire, fortement consciente de sa spécificité, porteuse d’une culture ésotérique véhiculée dès le haut Moyen Âge par les sectes compagnonnes (culture dont la franc-maçonnerie bourgeoise reprendra au XVIIIe siècle les symboles et le rituel en en éliminant le contenu de classe), la classe ouvrière des débuts du XIXe siècle reste marquée par les caractères peu développés de l’industrie de cette époque. C’est en Angleterre, puis en Belgique que se créent les premières grandes concentrations industrielles fondées sur le textile et le charbon; c’est là qu’une partie, parfois majoritaire, de la population – artisans et compagnons déclassés, mais surtout paysans déracinés – va constituer cette immense classe de dépossédés n’ayant pour vivre que sa simple force de travail, sans que l’exercice de celui-ci puisse en quoi que ce soit constituer une réalisation personnelle, ou lui assurer la sécurité matérielle.

Dépassant les différenciations sociologiques et historiques qui avaient jusque-là prévalu chez les auteurs qui traitaient de la «condition ouvrière», il appartiendra en premier lieu à Marx et à Engels de définir le prolétariat en tant que classe unique, «exacte contrepartie» du développement de la bourgeoisie, c’est-à-dire du capital: c’est «la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du travail et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, forcés de se vendre au détail, sont une marchandise semblable à tout autre article de commerce et exposés, par conséquent, comme les autres marchandises, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché» (Manifeste ). Ce prolétariat, au sens marxiste du terme, se distingue de la classe ouvrière traditionnelle. Il ne plonge pas, comme elle, ses racines dans une couche particulière de l’ancienne société («le prolétariat se recrute dans toutes les couches de la population» (Manifeste ). Le Manifeste insiste sur le fait que le machinisme, en simplifiant au maximum les techniques de production, homogénéise les différentes couches de la classe ouvrière, efface les barrières professionnelles qui la divisaient et ramène les salaires à des niveaux également bas. Dans Le Capital , Marx se félicitera de ce que la grande industrie déchire ces «mystères» du métier, «réduit les configurations de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans liens apparents, à des applications variées de la science naturelle, classifiées d’après leurs différents buts d’utilité». L’analyse que fait Marx de l’évolution technologique est d’ailleurs un modèle de cette démarche dialectique qui fait de toute chose sortir son contraire: la nature même de la grande industrie nécessite «le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur»; mais elle reproduit d’autre part, sous sa forme capitaliste, «l’ancienne division du travail avec ses particularités ossifiées» (hiérarchie, séparation des fonctions, etc.). Pour l’auteur du Capital , cette contradiction absolue entre les nécessités techniques de la grande industrie et les caractères sociaux qu’elle revêt sous le système capitaliste finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur, toujours menacé de se voir retirer avec le moyen de travail le moyen d’existence et d’être lui-même rendu superflu par la suppression de sa fonction parcellaire. Le chômage, produit de «la nécessité de l’existence d’une armée de réserve industrielle, disponible à la demande», ainsi que le gaspillage des forces productives, «qui font de chaque progrès économique une calamité sociale», sont autant d’aspects négatifs engendrés par la grande industrie sous sa forme capitaliste (Le Capital ). Mais les catastrophes qu’entraînent ces contradictions ont pour effet de rendre claire, aux yeux de tous, l’inaptitude de l’organisation actuelle du travail à assumer les tâches productives exigées par la technologie moderne.

Produit de l’organisation industrielle du travail

Le prolétaire, selon Marx, est donc d’abord l’ouvrier de la grande entreprise moderne assujetti à l’organisation capitaliste du travail, c’est-à-dire à un système technologique qui fait perdre à l’ouvrier l’autonomie professionnelle qui avait jusque-là fondé la culture ouvrière, mais qui l’organise en tant que «travailleur collectif». C’est principalement dans le livre Ier du Capital et dans les écrits préalables publiés plus tard sous le titre Fondements de la critique de l’économie politique que Marx, étudiant le mode de production capitaliste, analysera sous l’angle technologique la condition ouvrière. Souvent négligée par les écrivains marxistes ultérieurs, cette analyse reste d’une profonde actualité. Elle infirme les critiques portées depuis contre la notion marxiste de prolétariat, car, s’il est vrai que la description sociologique du prolétariat chez Marx et chez Engels est, comme il se doit, profondément marquée par l’époque, l’analyse qui y est faite du rapport du travailleur à son travail s’applique dans la période actuelle à des couches de plus en plus larges de salariés. En étudiant ce qu’il appelle «l’ultime développement du rapport de la valeur et de la production fondée sur la valeur», Marx constate que, à son apogée, le machinisme place l’homme, le travailleur, en marge du processus de production.

Le prolétariat de notre époque, ainsi annoncé par Marx, n’est donc pas constitué que de travailleurs manuels; loin de là. À la limite, les diverses fonctions participant à la création du produit, y compris celles qui se situent en amont du processus de production (recherches et création des conditions de la recherche), sont intégrées dans cette force productive «socialisée». Dégagé de l’acception misérabiliste qui marque le concept à ses origines, distinct du concept proudhonien, saint-simonien ou anarcho-syndicaliste de «producteur», le prolétariat tel que le crée l’industrie moderne ne se laisse réduire ni à un statut sociologique ni à une fonction productive particulière. Le prolétariat est l’opérateur collectif de l’économie moderne. Il n’existe pas, au sens marxiste du terme, de «prolétaire» individuel.

Producteur de plus-value

Dans les premières œuvres marxistes, de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre au Manifeste du Parti communiste et à Misère de la philosophie , la situation du prolétariat est historiquement datée: la formation massive du prolétariat moderne, phénomène encore tout récent, s’accompagne d’une surexploitation qui non seulement réserve au capitaliste-entrepreneur le «surplus» de la production réalisée par les ouvriers, mais encore rogne sur la part du travail abandonnée à celui-ci pour assurer sa subsistance et celle de sa famille. C’est cette situation, si éloquemment décrite par le Dr Villermé en France (1836) ou par F. Engels pour l’Angleterre (1845), qui sous-tend le constat de paupérisation croissante de la classe ouvrière qui s’exprime dans le Manifeste communiste : «L’ouvrier moderne, au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend de plus en plus au-dessous des conditions de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre et le paupérisme se développe plus vite encore que la population et la richesse [... La bourgeoisie] est incapable de dominer parce qu’elle est incapable d’assurer à son esclave l’existence même dans le cadre de son esclavage.» C’est de cette «accumulation de la richesse à un pôle et de la misère à un autre» que les auteurs du Manifeste concluaient à l’imminence d’une révolution sociale. On sait évidemment que l’histoire n’a pas justifié de telles prophéties puisque les révolutions sociales de la fin du XIXe siècle et du début du XXe se sont précisément produites dans des conditions de faible développement de la grande industrie (Commune de Paris, révolutions russe et polonaise de 1905 et de 1917) ou à la suite de conflits internationaux ayant gravement entamé le potentiel productif (révolution allemande et austro-hongroise de 1918), alors que la Grande-Bretagne, pays le plus fortement industrialisé de l’époque, puis les États-Unis ne les ont pas connues. Ce constat a amené nombre d’auteurs à considérer la théorie marxiste du prolétariat comme l’expression de la situation vécue aux aurores de l’ère capitaliste. Le marxisme tout entier serait ainsi une «idéologie» de la phase primitive du capitalisme, celle qui est désignée par Marx lui-même comme phase de «l’accumulation primitive du capital».

En fait, les œuvres de la maturité – Le Capital en tout premier lieu – corrigent largement le caractère apocalyptique de la période de 1848. C’est particulièrement vrai des thèses sur la plus-value qui fondent, avec la participation à l’organisation industrielle du travail, le concept marxiste de prolétariat. Corrigeant, dans la préface à la deuxième édition allemande de La Situation de la classe laborieuse... , en 1852, les enthousiasmes juvéniles de ce premier écrit, Engels constatait bien volontiers les changements intervenus au cours de ce demi-siècle dans la condition ouvrière: «Plus un établissement industriel était grand, plus les travailleurs y étaient nombreux et plus grossissaient le préjudice et la perte d’affaires occasionnés par chaque conflit avec les ouvriers [Les dirigeants des grandes entreprises] apprirent à éviter les conflits inutiles, à s’arranger de l’existence et de la puissance des trade-unions et finalement même à découvrir dans les grèves – à condition qu’elles fussent déclenchées en temps voulu – un moyen efficace pour arriver à leurs fins [...] hâter la concentration du capital dans un petit nombre de mains et étouffer les concurrents plus faibles, incapables de vivre sans ces petits profits supplémentaires.» Mais il en concluait que les causes de la misère ouvrière subsistante devaient être recherchées non dans «ces inconvénients secondaires, mais dans le système capitaliste lui-même et son fondement, le prélèvement de la plus-value, base dê l’accumulation du capital».

Tirée des analyses faites par les classiques de l’économie politique bourgeoise, David Ricardo et Adam Smith, mais donnant, selon leurs auteurs, «la réponse au mystère de la transformation de la valeur en capital», la théorie de la plus-value est la pierre angulaire de la conception marxiste du rôle historique du prolétariat. C’est, depuis sa formulation, celle des théories marxistes qui aura été le plus fortement critiquée. L’existence de la plus-value comme moteur du profit implique l’existence de deux classes principales: la bourgeoisie capitaliste, propriétaire (ou gestionnaire) des moyens de production, et le prolétariat qui se voit contraint, pour survivre, de vendre (ou de louer) sa force de travail aux capitalistes. La plus-value, en tant que forme principale du profit, est un phénomène caractéristique de la société capitaliste: elle s’est substituée aux formes de profit fondées sur la rente foncière ou le gain commercial qui prédominaient aux époques historiques précédentes. Mais, à la différence de celles-ci, elle est seule en mesure d’assurer le développement de l’accumulation, la «reproduction élargie du capital».

En quoi consiste la plus-value? L’ouvrier vend au capitaliste sa force de travail pour une certaine somme par jour. Après avoir travaillé quelques heures, il se trouve avoir reproduit la valeur de cette somme. Mais son contrat de travail porte qu’il doit encore travailler un certain nombre d’heures pour accomplir sa journée. La valeur supplémentaire ainsi créée est une plus-value qui ne coûte rien au capitaliste (puisque la reproduction couvre aussi bien celle de l’outillage, des bâtiments, des matières premières que la subsistance et la reproduction de l’ouvrier), mais qu’il s’approprie. L’ouvrier ainsi entendu est naturellement l’ouvrier collectif, produisant collectivement dans le cadre de l’organisation intégrée de l’entreprise. Dans Le Capital , Marx a pris la précaution d’indiquer que cette notion de subsistance du travailleur est une notion historique, qui varie avec le volume global de biens mis à la disposition de la société; de même, la notion de «reproduction de la force de travail» implique les frais de scolarisation, de formation technique et professionnelle en augmentation constante avec la complexité croissante de la production industrielle. Mais cette «augmentation du salaire» est largement couverte par l’augmentation constante de la productivité des entreprises, c’est-à-dire par le remplacement de la force de travail simple du travailleur par la force de travail complexe de la machinerie qu’il dessert. Dans une brochure destinée aux militants des trade-unions anglais, Marx défend la nécessité de la lutte revendicative, mais précise que, dans 99 p. 100 des cas, «ses efforts pour relever les salaires ne sont que des tentatives pour maintenir la valeur donnée au travail». Et il constate que, «en prolongeant la journée de travail, le capitaliste peut bien payer des salaires plus élevés, il n’en abaissera pas moins la valeur du travail si l’augmentation des salaires ne correspond pas à la quantité plus grande de travail soutiré» – cette augmentation du rendement du travail pouvant d’ailleurs aussi bien se réaliser par «l’augmentation de l’intensité du travail, aboutissant à réaliser en une heure le travail fait jusqu’ici en deux» (Salaires, prix et profits ). Le prolétaire au sens marxiste est donc cet ouvrier salarié qui produit un travail non payé en sus de celui pour lequel il est payé.

Marx considère la forme du salaire comme caractéristique du mode de production capitaliste, car «elle fait disparaître toute trace de la division de la journée en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l’ouvrier libre est censé être payé» (Salaires, prix et profits ); alors que ces notions sont indistinctes dans le servage et inversées dans l’esclavage, où tout le travail revêt l’apparence du travail non payé, tout en comprenant bien évidemment le prix de la subsistance de l’esclave. Le salariat est donc la forme spécifique d’existence du prolétariat moderne.

Un élément constitutif: l’insécurité du travail

À l’«aliénation» consécutive au caractère parcellaire du travail industriel et à la séparation entre le producteur et le produit, à l’«exploitation» caractérisée par la production d’une part plus ou moins importante de travail non payé, le prolétaire a vu, selon Marx, s’ajouter un troisième fléau, l’insécurité de l’emploi.

La plus-value n’est, bien sûr, utilisée que dans une très faible mesure à la satisfaction des besoins, voire des caprices luxueux de la classe dirigeante. Pour l’essentiel, elle sert à augmenter le « capital constant » des entreprises, c’est-à-dire les moyens de production. «Hâtant le remplacement des ouvriers par la machine [...] l’accumulation des capitaux donne naissance à l’armée de réserve du travail, l’excédent relatif de main-d’œuvre ou le surpeuplement capitaliste qui permet au capital de développer très rapidement la production» (Le Capital , livre Ier). Cette possibilité explique, entre autres, les crises de surproduction qui surviennent périodiquement dans les pays capitalistes. Pour échapper à l’inexorable mécanisme de la crise cyclique, le capitalisme a été contraint d’augmenter relativement les salaires ouvriers et de mettre en place des systèmes d’assurances sociales» qui ne sont pas autre chose qu’une épargne forcée réalisée par le travailleur et distraite de son salaire. Mais Marx remarquait que la prodigieuse augmentation des salaires nominaux qu’il avait pu constater de son vivant ne résolvait en rien le problème de la surproduction capitaliste, compensée qu’elle était par la diminution d’emplois corrélatifs à l’accélération de la productivité technologique qui accompagne toute «surchauffe» de l’économie. Le chômage, partiel ou temporaire, n’est pas un «accident» dans la vie du prolétaire moderne; selon Marx, il constitue une des données constitutives du progrès de l’accumulation capitaliste. De son temps déjà, Marx constatait à propos des paysans irlandais que chaque fois que la production avait abouti à une situation de plein-emploi relatif, permettant une hausse générale des salaires, les capitalistes jetaient sur le marché de nouvelles réserves de main-d’œuvre issues des régions échappant encore au mode de production capitaliste.

La définition marxiste du prolétariat constitue à présent une sorte de fonds commun à toutes les tendances du mouvement ouvrier, quelles que soient par ailleurs les réserves que telle ou telle de celles-ci font par rapport à tel ou tel aspect de la doctrine marxiste. Et si, périodiquement, se font jour dans le mouvement des tentatives de «révision» de la doctrine sur ce point, c’est à partir de l’évolution historique qui s’est produite après coup et à laquelle l’existence d’un mouvement ouvrier organisé a largement contribué. Selon Marx lui-même, la théorie devient une force matérielle lorsqu’elle est adoptée par les masses. L’adoption de la théorie marxiste du prolétariat par de larges couches du prolétariat mondial – y compris sous une forme édulcorée (les syndicats réformistes américains, par exemple, utilisent partiellement les analyses marxistes pour l’élaboration de leurs stratégies) – a contribué à modifier les données actuelles de l’existence de celui-ci.

La conscience de classe

Premières minorités agissantes

À l’origine, le prolétariat n’a pas de conscience politique propre, il n’a même pas, contrairement à la bourgeoisie, de «conscience de classe». C’est la bourgeoisie elle-même qui, «pour réaliser ses propres fins politiques (la lutte contre l’aristocratie foncière), est forcée de mettre en mouvement le prolétariat tout entier» (Manifeste du Parti communiste ). Ainsi, les marxistes hésitent-ils souvent à voir dans les sans-culottes français ou les niveleurs anglais les précurseurs de cette conscience de classe ouvrière dont la tradition syndicaliste ne cessera pourtant de se réclamer. La première forme d’organisation commune de la classe ouvrière ne sera pas politique mais syndicale. Les origines en remontent directement à cette classe ouvrière semi-artisanale de «compagnons»; dans la première moitié du XIXe siècle, en Angleterre, et beaucoup plus tard dans les pays latins, l’organisation syndicale, regroupant exclusivement des travailleurs de «métier», véritable aristocratie du travail, laissera de côté les masses de travailleurs d’origine rurale qui forment la base du développement industriel. Dans le même temps, les théories communistes ou socialistes apparaissent dans une large mesure en dehors du prolétariat, chez un certain nombre de théoriciens d’origine bourgeoise; le socialisme est l’ultime phase de la découverte de la raison. Utopistes porteurs d’un nouveau modèle de civilisation (Saint-Simon, Fourier), politiciens radicaux partisans d’une sorte de socialisme d’État (Louis Blanc, Rodbertus), révolutionnaires convaincus que seul un putsch d’individus éclairés peut libérer le prolétariat (Blanqui, Weitling, Bakounine), les théories révolutionnaires d’avant 1848 se caractérisent toutes par le fait qu’elles n’envisagent pas la révolution sociale comme le fait du prolétariat, mais comme le fait de minorités agissant pour le bien du prolétariat. À l’encontre, les théoriciens issus directement du mouvement ouvrier, comme Proudhon, conscients de l’immaturité politique du prolétariat, et surtout de son émiettement, l’orienteront vers la création de centres économiques de type coopératif ou mutualiste gérés directement par les producteurs et lui conseilleront de se tenir à l’écart de toute lutte politique directe, celle-ci ne faisant que consacrer la subordination de la classe ouvrière à l’égard de telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Le syndicalisme européen et américain, dans sa tendance anarchiste comme dans sa tendance réformiste, restera marqué par cette défiance à l’égard des tentatives de «récupération» du dynamisme ouvrier par les partis politiques.

Prolétariat et théorie socialiste

En dépit de cent cinquante années d’histoire du mouvement ouvrier, la question fondamentale du rapport entre le prolétariat et la théorie socialiste est fort loin d’être résolue. Marx et Engels ont fondé leur stratégie de développement du mouvement ouvrier sur ce double constat que l’accumulation du capital aboutit à une intégration totale de tous les facteurs de production existants, et que cette «socialisation de fait» des forces productives entre en conflit avec les formes de la propriété capitaliste, l’accaparement individuel des moyens de production.

Le prolétariat subit comme travailleur et comme consommateur collectif les effets de cette anarchie – et est donc amené à entrer en lutte contre ce système de production. Il est, en même temps, en tant que classe, le seul à pouvoir mener jusqu’au bout la lutte contre le système capitaliste, n’ayant rien à craindre du développement ininterrompu des forces productives, puisqu’il est la seule classe qui croisse quantitativement et qualitativement avec elles.

C’est par la pratique organisée de la lutte de classes que le prolétariat se forge une conscience collective. Cette conscience de classe naît donc non de la diffusion de théories extérieures au prolétariat, mais de lui-même, de sa pratique sociale. La théorie révolutionnaire, pour Marx et Engels, ne fait que transformer en produit humanisé la pratique de la lutte du prolétariat contre sa propre situation. Et il ne peut sortir de cette situation sans mettre en cause le mode de production capitaliste dans son ensemble. «Le communisme n’est pas ce que veut ou pense tel ou tel prolétaire, ni même ce que le prolétariat dans son ensemble se donne comme but, mais ce qu’il sera, conformément à son être, historiquement contraint de faire» (La Sainte Famille ). Tout comme les longues luttes de la bourgeoisie européenne, depuis le XVIe siècle, ne pouvaient qu’aboutir à la forme capitaliste des rapports sociaux, quelles que soient les idéologies qui les exprimaient, parce que seule la forme capitaliste des rapports sociaux permet à la bourgeoisie de réaliser pleinement son être collectif.

Mais le prolétariat est composé, et recomposé en permanence, d’individus provenant de couches sociales non prolétariennes, rejetés dans la condition ouvrière par la concentration capitaliste; et ces éléments véhiculent au sein du prolétariat les aspirations et les nostalgies des groupes sociaux dont ils sont issus. En même temps, les formes de domination de la société capitaliste se modifient sans cesse: contrairement aux classes dirigeantes qui l’ont précédée dans l’histoire, «la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de la production, donc les conditions de la production, donc l’ensemble des rapports sociaux» (Manifeste du Parti communiste ), c’est-à-dire du même coup les conditions de la lutte que le prolétariat mène contre elle.

La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, outre qu’elle modifie les données ultérieures de cette lutte, se trouve donc constamment confrontée à deux écueils: l’hétérogénéité sociologique du prolétariat, donc son absence de cohésion culturelle spontanée, et l’adaptation de la lutte ouvrière aux conditions d’existence sans cesse modifiées du mode de production capitaliste. Les difficultés auxquelles ont donné lieu ces situations dans le mouvement socialiste ont constamment fait resurgir le débat théorique de ses origines. Les théoriciens de la social-démocratie austro-allemande, au premier rang desquels se classait Kautsky, ont mis l’accent sur le fait que «le mouvement ouvrier et le socialisme ne sont nullement identiques de nature». Le mouvement ouvrier, spontanément, ne peut déboucher que sur le trade-unionisme, la défense des intérêts à court terme de la classe ouvrière, mais nullement se hausser à la critique générale du système capitaliste. Kautsky considère que «la conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique; or le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois [...]. La conscience socialiste est un élément importé de l’extérieur dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément» (Les Trois Sources du marxisme ). Cette théorie de la conscience apportée de l’extérieur a été reprise par Lénine dans Que faire? , ouvrage qui sert de base théorique à la pratique organisationnelle de tous les partis léninistes (qu’ils se rattachent aux rameaux stalinien, trotskiste ou maoïste). À l’inverse, chaque grande période révolutionnaire voit resurgir les théories anarchistes sur le mouvement spontané des masses et l’auto-organisation de la classe.

Lien avec l’évolution du capitalisme

G. Lukács a tenté de résoudre à nouveau ce hiatus: en tant que produit du capitalisme, le prolétariat est nécessairement soumis aux formes d’existence de son producteur. Ses propres formes d’existence sont inhumaines, aliénées, «réifiées» (puisque le prolétaire est un homme réduit à l’état de marchandise). Ce n’est que par sa négation en tant que prolétariat que celui-ci devient la force décisive de la transformation des rapports sociaux. La conscience de classe peut ne pas dépasser la simple négation d’une partie de ces rapports et se limiter à la critique des conséquences du capitalisme: c’est le point où s’arrêtent de nombreux syndicalistes. La séparation de la lutte politique et de la lutte «économique» est l’aspect le plus flagrant de cette conscience «réifiée» puisque dans la pratique sociale, cette séparation ne correspond qu’au reflet d’une artificielle séparation des pouvoirs datant de la phase du capitalisme libéral. À l’inverse, la tentation utopiste du mouvement révolutionnaire n’est qu’une fuite en avant par rapport aux problèmes posés au prolétariat par les insuffisances de sa démarche libératrice: elle risque, par volontarisme, de substituer à la conquête de sa propre conscience par le prolétariat la dictature d’avant-gardes «autoproclamées», utilisant le prolétariat comme masse de manœuvre. Lukács, comme Rosa Luxemburg, l’austro-marxiste M. Adler ou A. Gramsci voient dans le conseil ouvrier révolutionnaire, découvert par le prolétariat lors des grandes luttes russe et polonaise de 1905, redécouvert en 1917-1918 dans toute l’Europe, la forme d’organisation privilégiée à travers laquelle le prolétariat atteint le seuil de cette victoire contre la classe bourgeoise qui est aussi victoire sur lui-même.

La conscience de classe du prolétariat est ainsi définie comme la conscience de son être collectif, de son rôle historique. Cette conscience ne naît pas automatiquement de la pratique sociale du prolétariat, de sa lutte spontanée contre la bourgeoisie. Elle ne peut non plus être apportée au prolétariat de l’extérieur, artificiellement «symbolisée» dans des partis se réclamant de la classe ouvrière, mais se constituant en mentors. Elle s’affirme et se développe à travers la lutte coordonnée des prolétaires, elle est «prise de conscience de soi» et implique l’auto-organisation de la classe, dans des structures qui dépassent la réification imposée par le capitalisme: la transformation du producteur de marchandises en producteur de plus-value, la séparation entre le citoyen «politique» abstrait et le travailleur asservi.

La conquête de «sa» conscience par le prolétariat n’est pas une démarche théorique: l’histoire du mouvement ouvrier montre qu’elle est étroitement liée à l’évolution du capitalisme occidental et de ses crises. Marx a souvent défini le temps historique comme une spirale, constatant que l’histoire «fait semblant» de se répéter, mais chaque fois à des paliers différents. Depuis 1848, l’histoire du mouvement ouvrier fait ainsi apparaître plusieurs phases successives, au cours de chacune desquelles le niveau de conscience et d’organisation du mouvement ouvrier se rapproche d’une critique plus globale et plus radicale du mode de production capitaliste, mais engendre à son tour chez celui-ci une adaptation qui amènera à un niveau plus élevé la lutte du mouvement ouvrier.

On peut, dans une large mesure, affirmer aujourd’hui que non seulement l’affrontement entre prolétariat et capitalisme fait le fondement de l’histoire moderne, mais encore qu’il contribue à unifier l’humanité tout entière. L’élargissement, en profondeur et en surface, du mode de production capitaliste à l’ensemble de la planète et à l’ensemble des activités humaines est dans une large mesure non pas la seule expansion linéaire de celui-ci, poussé par sa logique propre, mais le produit de cet affrontement.

2. Le prolétariat aujourd’hui

Disparition des travailleurs indépendants, expansion du salariat

L’extension massive du prolétariat en dehors des «classes ouvrières» professionnelles est une constante du développement capitaliste. Successivement, à des périodes différentes selon les pays, la grande industrie et les secteurs de service qui y sont liés ont absorbé l’ancienne classe ouvrière compagnonne, la quasi-totalité des artisans, de nombreux petits patrons, la grande majorité de la paysannerie européenne. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme européen, après avoir quasi achevé la prolétarisation de la paysannerie autochtone, puise ses réserves de main-d’œuvre dans la paysannerie africaine et asiatique, tandis que le capitalisme américain a achevé depuis bientôt cinquante ans la conversion des anciens esclaves agraires en armée de réserve industrielle. En 1906, la France comptait 7 406 000 salariés pour une population active de 20 482 000 personnes, soit 36 p. 100. En 1968, plus des trois quarts de la population active est salariée. Mais de nombreux auteurs, reconnaissant la quasi-disparition des activités «indépendantes», estiment que la part des ouvriers proprement dits régresse depuis quinze ans au profit de ce que l’on appelle les «nouvelles classes moyennes salariées». La classification de l’économiste Colin Clark, aujourd’hui universellement acceptée, répartit la population active en trois grandes branches d’activité: le secteur primaire, regroupant les activités agricoles, forestières, la pêche et les mines; le secteur secondaire, incluant l’ensemble de l’industrie et le bâtiment, et un vaste secteur appelé «tertiaire», comprenant les activités de service (commerce, transports, communications...). En 1901, 42 p. 100 de la population active était occupée dans le secteur primaire, 30 p. 100 dans le secondaire, 28 p. 100 dans les services. En 1968, le primaire n’utilise plus que 16 p. 100 de la population active, le secondaire 40 p. 100; le tertiaire, par contre, est monté à 44 p. 100. L’ensemble des services tend de plus en plus à s’intégrer au secteur industriel, d’une part en devenant producteur de plus-value et d’autre part en s’intégrant à une machinerie productive supprimant l’autonomie professionnelle.

La prolétarisation des employés

Selon ces critères, la mécanisation et l’automatisation progressives des emplois de bureau sont en train de transformer progressivement le statut social et la conscience sociale du monde des «employés». Le sociologue suisse Roger Girod, en conclusion d’une enquête déjà ancienne sur «les couches salariées» et centrée sur la distribution entre milieu social des ouvriers et milieu social des employés, était obligé d’admettre «qu’il n’y avait pas une frontière nette entre le milieu «mécanique» et l’autre, mais plutôt une zone de transition. Le progrès technologique tend à rendre certains laboratoires, certains bureaux et magasins de plus en plus semblables à certains ateliers ou entrepôts. Le tour, par exemple, se met à ressembler toujours davantage à la machine comptable, depuis que le premier tend à chaque nouveau perfectionnement à devenir plus automatique, moins bruyant et plus propre et depuis que la seconde est liée toujours plus souvent à un complexe d’appareils à fiches perforées» (Les Couches salariées , 1960). La volonté de ces couches de «s’affirmer» comme «prolétaires» en adoptant les modes d’intervention utilisés par les ouvriers proprement dits a été confirmée non seulement par l’élévation rapide de taux de syndicalisation au cours de ces dernières années, mais aussi par l’utilisation de formes de lutte «illégales» (occupation des locaux, séquestration des directeurs, etc.). Il est vrai que cette prise de conscience d’une condition de prolétaire ne crée pas pour autant un comportement politico-syndical cohérent: le même employé de banque, la même vendeuse qui adoptera à l’entreprise une telle attitude – en rupture avec la légalité officielle – pourra très bien non seulement se comporter comme le plus traditionnel petit-bourgeois sur le plan de ses relations sociales et familiales, mais encore émettre systématiquement des votes conservateurs. Mais, en cela même, il tend à se rapprocher du comportement actuel de la majorité des ouvriers eux-mêmes. L’ancienne «conscience ouvrière», formée lors de la grande période du développement capitaliste de 1880 à 1910, a éclaté sous la double pression de l’évolution des techniques productives – entraînant des différenciations de plus en plus grandes au sein de la classe ouvrière elle-même – et de celle du mode de vie, homogénéisant dans une vaste «société de consommation» les prolétaires en «bleus» et les «cols blancs» – les white collars , pour reprendre une terminologie américaine des années trente.

À cet aspect sociologique des mutations se produisant en milieu employé (le fait que la forme d’exercice du travail de bureau tend à reproduire celle du travail en usine) vient d’ailleurs s’ajouter une dimension proprement théorique dont les répercussions sont sensibles au niveau de l’action de classe. Non seulement le monde des bureaux et celui des usines étaient jadis différenciés par l’implantation géographique, les conditions de travail, le rythme de celui-ci, etc., et le prestige social différent qui s’attachait à l’un et à l’autre, mais ils exerçaient objectivement dans l’économie une fonction différenciée: la «plus-value» se réalisait au stade de la production; les activités de service – des plus simples aux plus complexes – n’avaient comme rôle que de répartir entre les différentes couches non productives de la société la quote-part des profits tirés du travail industriel.

Influence de la technologie industrielle

L’évolution générale de la société industrielle (que certains, comme Alain Touraine, appellent aujourd’hui «société postindustrielle») tend à intégrer dans un cycle complet les opérations qui préparent la production et qui en assurent la répartition. La généralisation du travail à la chaîne séparait le producteur de sa production et la croissance de la consommation de masse séparait l’homme travailleur de l’homme consommateur, l’homme privé. Aussi l’expression de la protestation ouvrière se déplace-t-elle du lieu de production vers le lieu d’habitat, de la lutte directe sur les lieux de production au plan de la lutte électorale. Ce sera le grand règne du syndicalisme de «participation conflictuelle», caractérisé par une double attitude:

– Le syndicalisme accepte le système au sein duquel il se développe, ou se décharge sur les partis politiques du soin de transformer la société.

– Mais, tout en acceptant ce système, il refuse d’y assurer un quelconque rôle: «Nous n’avons pas à gérer le capitalisme.» Ce syndicalisme, déléguant ses pouvoirs à une bureaucratie centralisée, a trouvé sa base principale de développement dans la généralisation du travail semi-qualifié, dans le fait que les O.S. (les ouvriers spécialisés sur machines, sans véritable formation professionnelle) sont devenus la majorité dans la classe ouvrière. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’ils soient devenus la masse des militants syndicaux. Ceux-ci continuent pour l’essentiel de se recruter dans la couche des ouvriers professionnels qualifiés, moins touchés par la parcellisation du travail Le hiatus entre une aristocratie ouvrière syndiquée, combative, et une «majorité silencieuse», que ses conditions de travail et de vie vouaient à «déléguer» en permanence la défense de ses revendications à d’autres, a précisément entraîné cet «élitisme» du syndicalisme (les ouvriers hautement qualifiés sont syndiqués à 41 p. 100, les O.S. à 32 p. 100). L’indice de militantisme politique est encore plus élevé en faveur des O.H.Q. (ouvriers hautement qualifiés).

Ouvriers technicisés et techniciens prolétarisés

On a attribué aux ouvriers travaillant dans l’industrie automatisée (ou en passe de l’être) le nom de nouvelle classe ouvrière. En fait, cette terminologie recouvre deux types différents de salariés, l’un et l’autre créés par les nouveaux développements techniques.

Encore classés dans la catégorie des ouvriers proprement dits, l’usine nouvelle utilise deux sortes de travailleurs: les surveillants, chargeurs, opérateurs, préparateurs, affectés aux unités de production automatisées, et les ouvriers d’entretien, chargés de la réparation et de la surveillance des mécanismes de l’outillage. Par les postes qu’elle crée, l’automation – si elle élimine totalement le rapport de l’homme à l’objet – détruit la parcellisation du travail et reconstitue, au niveau de l’équipe, voire de l’ensemble du travail collectif, une vision synthétique du travail. Les unités de production diminuent de volume et les rapports humains entre les groupes d’ouvriers sont plus fréquents, moins anonymes que ceux que l’on observait dans l’usine taylorisée [cf. TRAVAIL]. Ces ouvriers membres de l’entreprise – c’est-à-dire d’une unité stable de production – connaissent entre eux une certaine intégration sociale. De même, le changement des fonctions du travail a pour corollaire un certain rapprochement entre ouvriers et cadres: entre l’ingénieur du pétrole, parfois sorti du rang, qui assure le contrôle d’une unité de distillation, et les quelques ouvriers techniciens en blouse blanche qui sont sous ses ordres n’existe qu’un rapport de hiérarchie à l’intérieur du même groupe social.

L’autre couche, plus importante numériquement, créée sinon exclusivement par l’automation, du moins par la tendance de l’industrie moderne à consacrer le maximum d’efforts aux opérations qui se situent en amont du procès de production classique (études et recherches) et en aval (commercialisation, études de marchés, etc.), est celle des techniciens des bureaux d’études. Séparés du lieu même de la production, ils n’ont guère de contacts avec les ouvriers, et le sentiment de supériorité qui animait les «cols blancs» de l’administration des entreprises à l’égard des ouvriers en bleus disparaît avec l’éloignement des lieux de travail. L’énorme développement des bureaux d’études a, par contre, créé de véritables unités intellectuelles de production, dans lesquelles les conditions de travail ressemblent de plus en plus, avec les rythmes planifiés et la mécanisation des opérations de bureau, à celles de l’atelier moderne d’où ont disparu aujourd’hui la fatigue physique, la crasse et les mauvaises odeurs. L’analogie des maladies professionnelles observées à l’époque actuelle dans l’une et l’autre couche (essentiellement nerveuses et psychiques) confirme cette homogénéisation des conditions de travail entre bureaux et ateliers.

Contrairement aux optimistes appréciations de la plupart des analystes de la société, les emplois non qualifiés ou faiblement qualifiés (manœuvres et O.S.) sont en forte augmentation au détriment des emplois qualifiés. En revanche, on assiste à une augmentation spectaculaire du nombre des techniciens, agents de maîtrise et ingénieurs, ainsi que de la couche des employés de bureau (la croissance de cette dernière catégorie est d’autant plus remarquable qu’elle correspond précisément à la phase de mécanisation accélérée du travail de bureau). La croissance des «nouvelles couches professionnelles» se réalise donc, statistiquement, aux dépens bien sûr des professions condamnées (mines, agriculture), mais aussi partiellement des ouvriers professionnels qualifiés.

Prolétarisation des agriculteurs

La paysannerie, longtemps restée le symbole de l’activité indépendante, a connu de son côté une évolution radicale. Elle ne constitue plus que 5 à 13 p. 100 de la population active dans les pays développés – alors qu’elle en représentait encore 50 p. 100 il y a un siècle. Mais, à l’intérieur même de la paysannerie subsistante, une très large partie des agriculteurs modernes est aujourd’hui intégrée à des unités de production collectives (grands trusts agro-alimentaires ou coopératives), dans des conditions qui sont celles du travailleur à domicile du XIXe siècle. Resté théoriquement un producteur indépendant, le paysan intégré ne dispose ni de l’autonomie professionnelle, ni de la propriété de l’essentiel des moyens de production, ni de la disposition du produit. Aussi les formes d’organisation de la paysannerie tendent-elles à se rapprocher de celles de la classe ouvrière, et une partie des dirigeants paysans accepte le fait de la «prolétarisation» de la paysannerie pauvre et moyenne.

3. Transformation du capitalisme et mouvement révolutionnaire

Généralisation

Selon les critères objectifs que les marxistes posaient comme définition du prolétariat (insertion dans l’organisation capitaliste du travail, production de plus-value, insécurité de l’emploi), l’évolution des forces productives abouti, dans les pays développés, à la «prolétarisation» de fait de la majorité de la population. Par ailleurs, l’extension du marché mondial capitaliste à l’ensemble du globe a directement ou indirectement entraîné dans le sillage de la production capitaliste une partie de plus en plus importante des habitants d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. Cette prolétarisation du Tiers Monde se traduit soit par l’apparition de nouvelles puissances capitalistes ayant achevé leur accumulation primitive (Japon, Brésil, Afrique du Sud), soit par la création de pôles industriels utilisant une main-d’œuvre locale, mais relevant directement du capital étranger, soit par l’intégration directe des paysans à des sociétés de production agricoles travaillant pour le compte des pays capitalistes développés. Toutefois, cette irrésistible évolution du monde capitaliste ne s’est pas traduite par une croissance parallèle du mouvement révolutionnaire prolétarien.

Concertation et réformisme

Dans les plus anciens pays capitalistes, la puissance de l’organisation ouvrière a contraint le mode de production capitaliste à élever de manière importante le niveau de vie de la classe ouvrière. Le mouvement socialiste et syndical s’est orienté vers une «concertation» permanente qui ne laisse jamais la lutte de classes se développer jusqu’à ses conséquences révolutionnaires. Le relatif succès du «réformisme» en Grande-Bretagne, dans les pays scandinaves, puis récemment en Allemagne et en Autriche, la puissance du syndicalisme américain ont fait penser à de nombreux auteurs que la phase aiguë des luttes de classes était désormais dépassée. Le triomphe du mouvement communiste en Russie puis dans la moitié est de l’Europe et en Chine, dans les pays où pour l’essentiel le prolétariat n’était qu’embryonnaire, a, a contrario , permis de mettre en doute l’équivalence établie par les marxistes entre le développement du prolétariat et celui du communisme. Les transformations subies par le système capitaliste, en partie sous l’impulsion des luttes ouvrières, ont modifié nombre de données de la lutte de classes: le succès du réformisme ou du syndicalisme se situe principalement au début du XXe siècle, où la capacité d’organisation de la classe ouvrière a dépassé celle d’un capitalisme encore atomistique. Depuis, le capitalisme s’est organisé, a imposé, y compris par le biais de l’appareil étatique, une relative planification de la croissance qui, si elle n’a pas éliminé les contradictions du système, en a dilué les effets en profondeur et en surface. La lutte de classes connaît plus de guerres de position ou de guérillas que de grandes explosions révolutionnaires. Mais, en même temps, il semble que, chaque fois que bourgeoisie et prolétariat arrivent à coexister pacifiquement dans un État national donné ou une région du globe, ce soit en en faisant payer les conséquences à de nouvelles couches de la population mondiale qui connaissent à leur tour les réactions radicales du prolétariat «classique». Puis, à leur tour, les limites de la surexploitation atteintes, une onde en retour semble frapper les pays foyers.

Élargissement de la sphère des révolutions

Dès 1878, Engels expliquait le triomphe du réformisme au sein du mouvement ouvrier anglais par le fait que «la classe ouvrière anglaise partageait avec la bourgeoisie les bénéfices du privilège impérial de la Grande-Bretagne». L’impérialisme britannique a du même coup intégré au marché mondial capitaliste la moitié de l’Afrique et de l’Asie, y faisant naître un prolétariat qui s’est ouvert aux idées révolutionnaires et a contribué à abattre le monopole impérial de l’Angleterre. La fin de ce monopole engendre aujourd’hui en Grande-Bretagne une renaissance aiguë de la lutte révolutionnaire se manifestant aussi bien à travers l’insurrection irlandaise, le mouvement des shop stewards (délégués d’atelier) pour le contrôle ouvrier et les occupations d’usine avec gestion ouvrière (chantiers navals de la Clyde). Aux États-Unis, les avantages concédés aux syndiqués blancs ont entraîné une radicalisation révolutionnaire des ouvriers noirs et portoricains. En France et en Italie, 1968 a vu s’ouvrir une période nouvelle où les luttes prolétariennes retrouvent les formes d’action et les orientations du mouvement des «conseils» de 1920-1923. L’expérience réformiste semble bien avoir épuisé ses effets en Suède et en Finlande, où elle avait le mieux réussi. Bref, après une période de relative pacification qui avait déplacé, selon l’expression des communistes chinois, la «zone des tempêtes» des métropoles capitalistes aux secteurs périphériques du Tiers Monde se manifestent les indices d’un nouveau durcissement de la lutte des classes dans la vieille Europe et aux États-Unis. Mais l’expansion du prolétariat engage aujourd’hui le globe tout entier dans une lutte limitée, au début du XIXe siècle, à quelques foyers du centre et de l’ouest de l’Europe. Et cet élargissement de la lutte révolutionnaire explique peut-être son apparent piétinement. Deux grands théoriciens marxistes américains, Paul Baran et Paul Sweezy, à la fin d’un étude sur les formes modernes du capitalisme, concluent: «L’épopée de notre époque est la révolution mondiale, elle ne peut se terminer avant d’avoir englobé le monde entier.»

Encyclopédie Universelle. 2012.

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